Archive for the ‘Micronouvelles’ Category

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D comme…

avril 7, 2011

Défi

Les fesses noyées dans son caleçon de bain, Louis avance précautionneusement sur la planche souple du grand plongeoir. C’est son tour. Il faut qu’il saute.

Il regarde l’eau au-dessous et, malgré le soleil brûlant, frissonne. Vu d’en bas, le grand plongeoir est impressionnant, mais, d’ici, c’est pire. D’ici, il voit bien au-delà des murs ; il voit les voitures sur le parking ; il voit le feu rouge au-dessus de l’avenue ; il voit la cour des logements qui jouxtent la piscine ; et le petit bois, derrière. D’ici, le bassin paraît bien petit. Il se dit que s’il sautait loin, il pourrait retomber au dehors et se faire mal… Il se dit que, de toutes façons, il va se faire mal. Il n’aurait pas dû vouloir jouer les durs quand les grands se sont moqués de lui. Il aurait dû supporter leurs sarcasmes, comme d’habitude. Mais Colin y a été trop fort, une fois de plus ; une fois de trop. Et lui, il en a marre qu’on l’appelle « tête de piaf » parce qu’il est petit et chétif pour ses huit ans. Il voulait leur montrer qu’il est capable de faire des choses de grands ; et même des choses de plus grands qu’eux. Colin, lui, il a dix ans ; mais on ne l’a encore jamais vu monter sur le grand plongeoir. D’ailleurs, il a fait une drôle de tête quand Louis est arrivé tout en haut, sans renoncer. Mais, maintenant, Louis doit sauter…

Et, pour le coup, perché là-haut, assurant maladroitement son équilibre, malingre et grelottant dans son maillot de bain un peu trop grand, c’est vrai qu’il ressemble à un petit oiseau, un moineau fragile. Les gosses qui l’ont ridiculisé tout à l’heure n’ont pas l’air tranquille. D’en bas, ils lui conseillent, presque avec douceur, de ne pas aller plus loin, de redescendre par l’échelle. Le malaise général a alerté le maître nageur qui se rapproche d’un pas ferme. S’il met son sifflet à la bouche, Louis est sauvé. Le maître des bassins va le stopper, l’empêcher de plonger, le protéger de cette folie…

Pourtant, il faut qu’il saute.

Alors, d’un bond, Louis s’élance dans le vide. Son cœur s’emballe ; il ferme les yeux. Son corps gracile s’élève dans les airs. Ses cheveux, un peu longs, restent suspendus en une crête rebelle. Sa silhouette farouche, tendue comme un arc, se découpe sur le ciel d’un bleu électrique…

Le piaf a sauté, mais c’est un aiglon qui s’envole.

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C comme…

mars 22, 2011

Cafard

Ça y est. Il est de nouveau là. Pourtant, elle s’était bien promis de ne plus le laisser approcher. Mais, rien à faire. Il finit toujours par revenir. Et la plupart du temps, elle ne le voit même pas arriver…

Alors qu’il y a presque invariablement les mêmes indices : l’hiver, l’obscurité, la fatigue, les nerfs à vif. Et une seule phrase suffit. Une remarque. Un mot. Soudain, la voie, tracée chaque instant avec une obstination appliquée, se brouille. L’avenir s’écaille, le présent tangue et les souvenirs offensent. Le cœur se serre sur une pensée enlisée. Les certitudes s’émoussent ; même la quiétude de la neutralité s’échappe.

Comme un mur aveugle
À tous rêves de lumière
Son âme se tait

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A comme…

mars 14, 2011

Avance !

Raymonde appréhende. C’est chaque fois pareil quand elle prend la voiture pour aller voir son fils, à une trentaine de kilomètres. Avant, Louis la conduisait. Mais, depuis le décès de son époux, elle a du se remettre au volant. Il faut bien qu’elle y aille. Qui d’autre sinon ?…

Alors, elle se fait une raison. Elle ferme la maison et met la clé sous le pot de fleurs à côté de la porte d’entrée. C’est une habitude qu’ils avaient prise avec Louis, quand leur fils débarquait n’importe quand, sans prévenir. Comme ça, même s’ils étaient partis, en course, au bois ou en visite, leur fils pouvait toujours rentrer au chaud. Elle place son sac à main sur la banquette arrière et elle l’attache avec la ceinture. Elle avait d’abord pris l’habitude de le mettre sur le siège du passager avant. Mais, aujourd’hui, une fois assise, elle ne peut plus l’attraper. Elle a vieilli trop vite. À l’arrière, elle doit aussi descendre de voiture pour le récupérer, mais elle n’est pas obligée de faire le tour…

Quand elle est sûre qu’elle n’a rien oublié, elle s’installe sur le siège fatigué de la vieille 404. Elle n’a jamais été bien grande alors elle a posé un gros coussin pour mieux voir la route au-dessus du tableau de bord. Mais, du coup, elle a parfois un peu de mal à atteindre les pédales. Avec Louis, ils avaient décidé de changer de véhicule parce que c’est bien difficile à manœuvrer une 404. Et quand il fallait faire des créneaux, avec son arthrose, Louis ne se sentait plus tellement de la conduire. Alors, ils avaient acheté une 206 bleu métallisé. Elle était plus petite et plus maniable. Et la vieille, ils l’avaient donnée à leur fils puisqu’il n’avait pas de voiture et qu’il leur empruntait souvent. Mais c’est la 206 qui plaisait bien à leur fils. Elle pouvait rouler beaucoup plus vite…

Pour démarrer, elle a de plus en plus de mal quand elle tourne la clé. Il faudra sûrement qu’elle fasse bientôt changer la batterie. Après quelques essais, la 404 ronronne. C’est quand même une bonne voiture, malgré qu’elle soit vraiment grosse. Raymonde met systématiquement son clignotant quand elle déboîte. Et puis, elle va son petit train. D’abord, c’est assez facile. Sortir du village, ça ne lui fait pas peur. Même rouler sur la grande route, maintenant, avec l’habitude, ça ne lui déplait pas. Bien sûr, elle n’atteint jamais les 90. Les autres voitures la doublent, parfois en klaxonnant, mais ça n’est rien. Non. Ce qui l’effraie, c’est l’arrivée dans la grande ville, avec tous ces ronds-points qu’elle a du mal à traverser. Là, c’est beaucoup plus compliqué. Il faut prendre son élan, bien calculer le moment d’y entrer. Et, avec tous les gens pressés qui circulent en ville, elle se fait souvent crier dessus, malmener, insulter. La dernière fois, elle a eu très peur. Derrière elle, était arrivée une camionnette de livraison qui l’avait carrément poussée pour l’obliger à avancer alors qu’il y avait une moto qui approchait…

Cette fois, le conducteur qui la colle à l’entrée du rond-point semble très jeune. Elle voit bien, dans le rétroviseur, qu’il est très agacé. Il ronchonne et tempête. Il passe la tête par la vitre et crie : « Avance ! »

Mais Raymonde hésite. Elle ne croit pas qu’elle aura le temps de lancer la 404 avant un autre véhicule qui s’est déjà engagé. « Mais avance ! », insiste rageusement le nouveau conducteur. Il fait alors ronfler son moteur et sa voiture grimpe sur le terre-plein, dépasse Raymonde et s’envole au milieu du rond-point dans un crissement de pneus et un nuage de poussières noires. L’autre véhicule pile et klaxonne. Raymonde se cramponne au volant. Elle a calé. Au procès de son fils, c’est exactement comme ça que l’avocat avait raconté que l’accident s’était déroulé… Sauf qu’il pleuvait. Le père de famille n’a pas pu éviter le choc avec la 206 qui les a pris sur le côté. Ils sont morts tous les cinq. Le fils de Raymonde, lui, n’a pas été blessé. Il en a pris pour quinze ans…

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B comme…

mars 10, 2011

Bonjour

Il y a des matins qui ne ressemblent à rien. Des matins pressés, mal engagés. Des matins où le doute s ‘installe…

Je me suis rendormie, réveillée en sursaut. Tard. Il va falloir courir. Dans son lit, l’enfant grogne sous mes baisers frénétiques, mais finit par ouvrir les yeux. Je lui accorde quelques instants de répit, je dois m’habiller, inévitablement. Mais pas de douche pour éclaircir ma journée. Depuis hier, la salle de bain est sinistrée. J’attends le retour de l’homme pour aviser. Un coup de gant au-dessus de l’évier de cuisine, vaisselle sale éloignée. Une coquillette oubliée, vestige d’un dîner triste, se morfond sur la bonde. Ablutions sans conviction.

Vêtue rapidement, je ne prends pas le temps d’un coup de brosse. Je ramène mes cheveux en une seule masse que j’attache sur ma nuque avec un élastique providentiel. Je mets deux tartines à griller, de l’eau à chauffer. Je trouve l’enfant à nouveau dans ses rêves. Secoué, bousculé, il ronchonne puis s’accroche à mon cou. Je le porte jusqu’à la cuisine. Il devient grand et je commence à peiner pour ce genre d’exercice. Pendant qu’il exécute une légère toilette de chat en exigeant que je ne regarde pas, j’installe la table du petit-déjeuner en reculant pour atteindre le placard et le frigidaire sans attenter à sa pudeur. Deux bols, les dosettes de thé, le beurre, la confiture et les tartines dorées. La bouilloire chante. L’enfant râle : je me suis retournée.

Nous avalons nos tartines sans trop les mastiquer. Nos thés fumants resteront dans les bols, à peine entamés. Après un lavage de dents accéléré, nous sortons de la maison pour nourrir les animaux. Une poignée de graines et nos restants de table de la veille pour les poules. Quelques carottes et des granulés pour les lapins qui, une fois lâchés, s’ébrouent dans leur enclos, comme pour chasser les cauchemars de la nuit. Puis nous partons d’un bon pas vers l’école, poussés par la froide caresse du vent de mars. Les roulettes du sac de l’enfant crissent sur le gravier pendant qu’il me récite, résigné, sa leçon. Dans sa main, la mienne, chaude et câline.

Aux abords déserts de la primaire, l’enfant s’échappe. Dans la cour, les derniers élèves gagnent leur classe, en rang. L’enfant m’envoie un baiser fébrile et s’envole, faisant cahoter son sac derrière lui. Je le regarde passer le portail de fer, traverser la longue plaque de goudron et s’engouffrer à la suite de ses camarades.

Le cœur un peu vague, je resserre mon manteau et fais demi-tour. Mentalement, je commence à organiser cette journée qui a débuté sans moi, mettant au point des stratagèmes pour la poursuivre sur de meilleures bases. C’est alors que je le croise. Son sourire accorte me tire de mes pensées. Ses yeux, cerclés d’acier, pétillent derrière un verre assez fin. Il a l’air sûr de lui. Sans prétention, mais sûr. Il semble porter le monde. Déconcertée, j’esquisse un salut discret auquel il répond d’une voix chaleureuse : « Bonjour Madame. » Justement posé. Ni trop enjoué, ni, pourtant, sans âme. Un rien d’empathie. Un zeste de déférence. Une solide courtoisie. Par ces deux mots, par ce regard et ce sourire, si soigneusement offerts, j’ai soudain l’impression d’être rattrapée. De mieux exister. D’être quelqu’un de bien.

En poursuivant mon chemin, je pense que j’aimerais beaucoup exprimer de tels bonjours…